Antinote: Ce texte a été initialement publié en anglais le 25 mai 2022 sur le site Shado-mag, peu après l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie. Les réflexions qui suivent sont donc antérieures au 7 octobre 2023 et à la campagne génocidaire conduite par Israël à Gaza. Si le monde est incontestablement différent depuis, et si la Syrie, dont il est largement question dans les lignes qui suivent, a entamé une nouvelle phase de son histoire en se libérant du régime de Bachar Al-Assad, nous pensons cependant que les questions soulevées ici constituent toujours un éclairage essentiel sur des débats qui traversent la gauche et les mouvements internationaux depuis au moins une décennie, et qui continueront inévitablement de se poser dans l’avenir.
Campisme : La trahison des gauches occidentales
Par Elia J. Ayoub sur Shado Magazine
25 mai 2022 (Original text in English)
J’ai récemment animé une conversation intitulée « Nos blessures pourraient être des ponts : les fils qui nous lient de la Syrie à l’Ukraine », dans le cadre de la série Post-Extractive Futures, coproduite par War on Want, Tipping Point UK, JunteGente et mon podcast The Fire These Times.
Les intervenant-e-s de cette discussion étaient l’écrivain et historien ukrainien Taras Bilous, l’écrivain et militant syrien Yassin Al-Haj Saleh, l’universitaire ukrainienne Yuliya Yurchenko et l’activiste et écrivaine syrienne Wafa Ali Mustafa.
Au cours de ces deux heures de conversation, la douleur s’est avérée être un thème omniprésent sur lequel nous n’avons eu de cesse de revenir. La douleur, non seulement du fait de devoir faire face à des situations incroyablement difficiles, mais aussi la douleur née du fait de voir des personnes censées être, en théorie, des alliées – les personnes de gauche – nier la légitimité de leurs combats.
L’anti-impérialisme des imbéciles
En lieu et place d’alliances et de soutien, Taras, Yassin, Yuliya et Wafa ont dû faire face à d’importants groupes de gauche qui ont minimisé la violence des régimes oppressifs qu’ils combattent – en l’occurrence ici, les régimes russe et syrien – voire même sympathisé avec eux.
Selon Taras, « la gauche occidentale, à quelques exceptions notables près, a échoué à faire preuve d’une véritable solidarité avec les victimes d’impérialismes et d’autoritarismes autre qu’occidentaux ».
Ce phénomène n’est pas nouveau à gauche. Des penseurs comme George Orwell, Aimé Césaire, Zygmunt Bauman ou Moishe Postone ont critiqué les sympathies de la gauche pour l’autoritarisme dans le contexte de la tyrannie stalinienne – et de la nostalgie post-stalinienne.
Le terme « Tankie », qui s’est imposé ces dernières années pour décrire les tendances pro-autoritaires dans les espaces de gauche, est utilisé depuis 1956 en référence aux communistes britanniques ayant adopté la ligne officielle du parti et soutenu les chars de l’URSS envoyés pour écraser la révolution hongroise.
Un sentiment partagé de trahison et d’abandon constitue le ciment de la conversation entre Taras, Yassin, Yuliya et Wafa – bien que celui-ci s’exprime à des degrés divers. Ces dernières années, un sentiment identique a été exprimé par de nombreux activistes syriens et ukrainiens.
Qu’il s’agisse de la révolution de la dignité de 2014 en Ukraine (également connue sous le nom de « révolution de Maïdan ») ou de la révolution de 2011 en Syrie – toutes deux considérées par les quatre invité-e-s comme faisant partie d’une vague mondiale de protestations pro-démocratiques –, une part importante de la gauche occidentale a accueilli ces événements incroyables avec méfiance, si ce n’est avec une franche hostilité.
Incidemment, Taras, qui a publié une Lettre à la gauche occidentale au lendemain du début de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie, a fait référence à un article de 2018 de l’écrivaine britannico-syrienne Leila Al-Shami sur L’anti-impérialisme des imbéciles.
Par cette expression, Al-Shami, qui écrit au sujet du contexte syrien, fait référence à une tendance de la gauche occidentale à ignorer voire même excuser les gouvernements autoritaires non occidentaux au nom d’un « campisme » issu de l’ère de la guerre froide. Cette attitude, bienveillante avec « l’ennemi de mon ennemi », conduit à minimiser la nature des gouvernements qui prétendent s’opposer à l’Occident. Elle divise les gouvernements du monde en « camps ».
Cette réaction aux conflits en Ukraine et en Syrie a été qualifiée par la féministe sri-lankaise Rohini Hensman de « pseudo-anti-impérialisme ». Contrairement au véritable anti-impérialisme, qui s’oppose à toutes les formes d’impérialisme quel qu’en soit l’auteur, l’attitude « campiste » soutient des États comme la Russie ou la Chine au nom de la nécessité de « s’opposer à l’Occident ».
La « guerre contre le terrorisme », mais à gauche
L’ironie de la situation est que les personnes de gauche qui nient les crimes de régimes comme celui de la Russie ou de la Syrie ne semblent pas vouloir accepter que les premières victimes de ces régimes sont souvent elles-mêmes des personnes et militants de gauche. Une réalité à laquelle Yassin et Wafa ont été directement confronté-e-s.
Tou-te-s deux ont participé activement à la révolution syrienne et vivent aujourd’hui en exil. Yassin a passé la totalité de sa vingtaine et la majeure partie de sa trentaine dans les prisons syriennes en raison de son appartenance à un parti communiste d’opposition. Depuis 2013, tou-te-s deux ont vu des proches subir des disparitions forcées : Ali Mustafa, le père de Wafa, par le régime d’Assad ; Samira Khalil, la femme de Yassin, par un groupe islamiste ; et son frère Feras Al-Haj Saleh par l’Etat islamique.
Pourtant, bien qu’il et elle soient en première ligne dans la lutte contre le fascisme d’État et l’extrémisme religieux, les Syriens comme Yassin et Wafa ont été traités de « djihadistes » par des membres de la gauche occidentale.
Wafa explique qu’elle doit défendre son père contre des accusations quasi quotidiennes. Ici encore, la situation ne manque pas d’une cruelle ironie : de nombreux militants occidentaux qui prétendent s’être opposés au discours de George W. Bush et de Tony Blair sur la « guerre contre le terrorisme » après le 11 septembre 2001, le reproduisent et l’utilisent maintenant pour nier les crimes commis contre le peuple syrien – tout comme ils l’ont fait avec les musulmans bosniaques pendant le génocide bosniaque, ou le font encore aujourd’hui avec les musulmans ouïgours.
La crainte que ces débats n’alimentent des « luttes intestines » doit être évaluée à l’aune de cette situation. En effet, c’est une chose d’être agacé par ces débats internes à la gauche. C’en est une autre de se trouver à l’autre extrémité de la chaîne, celle qui reçoit de plein fouet la violence étatique, comme c’en est une autre de s’attendre à la solidarité de la gauche et de se trouver attaqué en retour. Le sentiment de trahison était palpable au sein du panel, et c’est peut-être Yuliya qui l’a le mieux exprimé :
« Nous devons construire des solidarités en nous écoutant les un-e-s les autres, et en permettant à ceux et celles qui se battent de raconter leur histoire. Pas en projetant des modèles centenaires de ce à quoi les choses sont censées ressembler. Faites ce que les matérialistes historiques sont censés faire : étudiez la réalité matérielle et développez ensuite votre foutue théorie ! Mais ne débarquez pas avec votre théorie là où vous ne parlez pas un mot de la langue, et où vous n’avez jamais mis les pieds auparavant. »
La critique de Yuliya témoigne d’un manque de compréhension de la réalité vécue par celles et ceux qui sont sur le terrain. Dans ce contexte de guerres et de répression, les enjeux sont bien plus importants pour les Syriens ou les Ukrainiens que pour l’occidental moyen qui a le luxe de transformer les luttes des autres en abstractions, et qui peut tout simplement « déconnecter » quand il le souhaite.
J’ai constaté ce type de comportements, de même que l’impunité qui l’accompagne, bien trop souvent pour pouvoir compter, notamment sur les réseaux sociaux. Ceux qui trôlent, diffament ou ignorent une personne s’exprimant sous la menace bien réelle des bombardements, ne sont pas ceux qui en subiront les conséquences.
Il est trop facile de se livrer à de tels agissements, puis de changer d’onglet ou de scroller pour passer à la prochaine publication retenant l’attention. Ces personnes n’ont pas besoin de penser à celles qui se trouvent à Alep, dans la Ghouta, à Homs, à Idlib, à Kharkiv, à Mariupol, à Kherson ou Odessa, lorsqu’elles n’existent que sur leur téléphone ou via leur ordinateur portable.
Convaincre la gauche occidentale
Malgré ces violentes déceptions, beaucoup d’entre nous essaient d’attirer l’attention des occidentaux pour faire entendre leur voix, et y parviennent même si ce n’est que de manière temporaire. Comme l’explique Taras : « La gauche occidentale a une énorme responsabilité. Nous devons faire quelque chose pour que ces idiots comprennent quelque chose. Nous sommes faibles ici [en Ukraine], mais ils sont le public vis-à-vis duquel nos paroles ont le plus d’importance. »
Puisqu’il est si difficile de persuader la gauche occidentale de la réalité de nos combats, pourquoi certains continuent-ils à le faire ? Tout simplement parce qu’il y a peu d’autres options possibles.
C’est pourquoi de nombreux Ukrainien-ne-s font aujourd’hui la même chose que les Syrien-ne-s depuis plus d’une décennie.
Les Ukrainiens ne peuvent pas passer leur temps à essayer de persuader les Russes, parce que ce sont les Russes qui les bombardent. Ils ne peuvent pas non plus passer leur temps à essayer de persuader les populations du Sud, car elles n’ont généralement pas le pouvoir de remédier à leur situation.
La réalité est que les publics les plus en capacité d’avoir un impact direct sur leur existence et de les aider à défaire l’invasion russe sont en Europe et aux États-Unis. C’est donc là que leur énergie doit s’orienter. Et c’est une question de survie immédiate.
Bien que les Syriens n’aient pas les mêmes connexions en Europe que les Ukrainiens, ils ont employé une méthode similaire.
Pendant le siège de 2016 suivi de la chute d’Alep-Est, de nombreux Syriens ont cherché à convaincre les cœurs et les esprits occidentaux qu’il fallait leur venir en aide. Ce travail s’est fait par le biais d’articles dans les pages de médias occidentaux ou de témoignages directs sur les réseaux sociaux.
J’étais à Londres à l’époque, et j’essayais d’y aider les Syriens à obtenir l’appui de plusieurs membres du parti travailliste, en vain.
L’une des rares députées réceptives, Jo Cox, a été assassinée par un fasciste en juin de cette même année, avant même que le groupe que je soutenais n’ait pu la rencontrer. Jo Cox avait mené une campagne active pour collecter des fonds en faveur des Casques blancs, le groupe de défense civile syrien pris pour cible à de multiples reprises par le régime d’Assad, la Russie et divers groupes islamistes, en plus d’être visé par une campagne de désinformation en ligne qui s’est avérée redoutablement efficace. Aujourd’hui encore, il est presque impossible d’effectuer une recherche sur les Casques blancs sans tomber sur les résultats de cette campagne.
De nombreux Syriens se sont également adressés aux autres peuples arabes dans les médias régionaux, ce qui a fonctionné pendant un certain temps en 2011 et 2012. Mais la grande majorité des populations de la région vivent également sous des dictatures, militaires ou monarchiques, et sont elles-mêmes confrontées à des circonstances extrêmement difficiles.
La tâche s’est avérée encore plus difficile après les contre-révolutions (toujours en cours) qui ont suivi le printemps arabe. De surcroît, les pays qui affectent le plus directement la vie des Syriens – la Russie, l’Iran et la Turquie – ne sont pas des démocraties et répriment durement la dissidence.
La seule option restante consistait donc à tenter de changer les cœurs et les esprits des occidentaux. Malheureusement pour les Syriens, le chauvinisme, le racisme et l’islamophobie largement répandus en occident, ainsi que la désinformation russe, ont dissuadé la plupart des gens de prêter attention à leur situation.
La Syrie est le monde
S’ils l’avaient fait, ils auraient alors compris que « la Syrie est le monde, parce que le monde est en Syrie », comme l’a rappelé à plusieurs reprises Yassin al-Haj Saleh.
En outre, pour celles et ceux d’entre nous qui s’intéressaient à la Syrie à l’époque, les liens entre l’extrême droite et le régime russe ont toujours été évidents.
Le fait que la désinformation du régime gagne du terrain à gauche a déclenché de multiples sonnettes d’alarme, bien avant que Poutine ne décide de lancer son invasion à grande échelle. C’est pourquoi beaucoup de gens se sont mobilisés pour faire échec à son plan en Ukraine. La plupart d’entre nous ne peuvent pas faire grand-chose sur le terrain, mais internet est devenu un outil central dans les stratégies autoritaires et dans cet espace, au moins, nous pouvons contre-attaquer.
La Syrie a mis en lumière comment la « communauté internationale » a choisi de laisser un pays entier être détruit par un seul homme et son régime, tant que le « problème » restait « là-bas ».
Mais lorsque le « problème » est arrivé sur les côtes européennes sous la forme de réfugiés venus de Syrie et d’ailleurs, l’UE a été plongée dans une frénésie autodestructrice n’ayant que très peu à voir avec la réalité des Syriens qui y cherchaient refuge, et bien davantage à voir avec la manière dont ils étaient perçus par les européens.
En d’autres termes, ce que les européens pensent de nous peut être une question de vie ou de mort. C’est pourquoi le régime russe tente toujours désespérément de présenter tous les Ukrainiens comme des nazis.
En revanche, le régime russe n’a pas eu à déployer beaucoup d’efforts pour créer une désinformation anti-syrienne parce que les gouvernements européens diabolisaient déjà les Syriens et que les gauches européennes étaient rarement en désaccord avec cette vision. J’ai personnellement vu le discours « Assad combat des terroristes » à l’œuvre au sein d’espaces de gauche au Royaume-Uni, en Espagne, en Italie, en France et en Allemagne.
Pour l’instant, les Ukrainiens – mais pas tous, comme en témoigneraient les réfugiés roms – ont été en grande partie épargnés par ce traitement. Ils n’ont pas non plus été accusés d’être une menace démographique ou de « voler nos emplois ».
Encore une fois, pour le moment
Mais la tragique expérience des Syriens en Europe suggère que les Ukrainiens luttent contre le temps, ainsi que la faible capacité de la soi-disant communauté internationale à maintenir son attention sur la durée.
C’est peut-être la raison pour laquelle les Ukrainiens ont compris très tôt qu’ils devaient se battre avec tous les moyens disponibles, et convaincre les Européens de l’Ouest que cette guerre méritait leur intérêt car elle les concernait également.
Les Syriens ont appris à leurs dépens ce qui se produit lorsque la soi-disant communauté internationale arrive à la conclusion que les meurtres de masse ne « nous » concernent pas. Cela peut « nous » rendre tristes, certes, mais les événements se passent « là-bas » et non « ici ».
Le risque est ici que plus la destruction des villes ukrainiennes ressemblera à celle des villes syriennes (ou de Grozny en 1999-2000, ou de Sarajevo en 1992-1996, pour ne citer que quelques exemples), plus la distance mentale entre ces villes et Londres ou Paris, ou d’autres métropoles européennes, s’accroîtra.
Pour l’instant, de nombreux Européens de l’Ouest estiment que la Russie constitue une menace pour eux, et les Européens de l’Est, qui craignent le retour d’un impérialisme russe revanchard, ont relativement bien réussi à faire valoir ce point de vue – malgré des déceptions évidentes vis-à-vis de certains États d’Europe de l’Ouest, notamment l’Allemagne.
Il y a bien sûr des exceptions. Dans le monde entier, des militants de gauche ont soutenu les Ukrainiens, comme par exemple certains syndicats britanniques se sont tenus aux côtés de leurs homologues ukrainiens.
Cependant, le problème est que l’idée même que des Ukrainiens résistent à l’impérialisme russe, ou que des Syriens résistent à Assad et à ses soutiens, est un sujet qui suscite le débat à gauche alors que d’autres luttes, comme la lutte palestinienne, ne déclenchent pas de tels questionnements. Les membres des gauches ukrainienne et syrienne doivent passer leur temps à persuader leurs homologues occidentaux de la légitimité de leurs luttes.
Le fléau du « westplaining »
Au moment où nous écrivons ces lignes, le magazine socialiste Jacobin organise un débat visant à déterminer si la gauche devrait soutenir ou non l’envoi d’une aide militaire à l’Ukraine.
Depuis que Poutine a décidé d’envoyer ses chars, il s’agit d’une demande centrale formulée par la quasi-totalité de la population ukrainienne. Il n’y a eu pratiquement aucun désaccord sur le sujet entre Ukrainiens, car ces derniers reconnaissent l’urgence qui caractérise la situation. Une urgence qui n’apparaît nulle part dans les débats, comme on peut le conclure du fait qu’ils se poursuivent plus de deux mois après l’invasion à grande échelle.
Il se trouve que le débat organisé par Jacobin a été mis en ligne le jour où l’agence Associated Press publiait une enquête concluant qu’au moins 600 ukrainiens avaient été assassinés le 16 mars 2022, lors d’une seule frappe aérienne russe sur le Théâtre dramatique régional académique de Donetsk à Mariupol.
Le massacre s’est produit à peu près au même moment que le celui de Bucha, où les forces russes ont torturé, violé et assassiné des centaines d’ukrainien-ne-s. Et il ne s’agit que deux exemples parmi les innombrables horreurs commises par la Russie depuis le 24 février 2022.
Cette désillusion face aux priorités des groupes de gauche en Occident s’est également manifestée par la démission du mouvement polonais Razem vis-à-vis de Progressive International (PI), une organisation internationale qui rassemble et mobilise des militants et organisations de gauche, et de DiEM25, un mouvement politique paneuropéen. Le groupe ukrainien Spilne Commons a également démissionné de PI, les deux groupes déclarant qu’il était « honteux » que les organisations refusent de « condamner sans équivoque l’agression russe ».
Commentant cette décision, Zofia Malisz, de Razem, estime que « plus l’on s’éloigne vers l’Ouest depuis notre région, moins les gens comprennent ». L’anarchiste polonaise Zosia Brom a exprimé ce mécontentement d’une manière encore plus explicite, dans un texte intitulé Fuck leftist westplaining (littéralement « Nique le westplaining de gauche »).
L’analyse de Malisz permet d’expliquer pourquoi, comme l’a récemment écrit Taras, « les partis de gauche scandinaves ainsi que ceux d’Europe de l’Est ont écouté les Ukrainiens et soutenu les livraisons d’armes à l’Ukraine ». Non seulement ces pays ont subi l’expérience directe de l’impérialisme russe dans un passé récent, mais les politiciens russes manifestent encore ouvertement leur haine à l’égard de leur indépendance.
« All lives matter », mais à gauche
Ces mêmes groupes de gauche dont Razem et Spilne se sont séparés n’ont aucune difficulté à reconnaître le droit à la résistance par tous les moyens nécessaires lorsqu’il s’agit de contextes qu’ils comprennent mieux, comme le contexte palestinien.
Nous ne voyons pas de débats concernant le droit des Palestiniens à résister à l’occupation israélienne et au colonialisme de peuplement dans la plupart des espaces de gauche. Et pourtant, les Ukrainiens et les Syriens (et les Bosniaques, et les Ouïghours, et les Taïwanais, et tant d’autres) ne bénéficient pas du même traitement.
Les débats visant à savoir si nous devons soutenir le droit d’un peuple à résister par tous les moyens nécessaires sont l’équivalent moral de la réponse conservatrice « all lives matter » face au mouvement Black Lives Matter (BLM), ou des apologistes pro-israéliens qui nient régulièrement l’occupation israélienne et le colonialisme de peuplement.
Les personnes de gauche n’ont généralement pas de difficulté à comprendre que l’on ne peut pas dire « toutes les vies comptent » tant que les vies des Noirs ne comptent pas, tout comme nous ne pouvons pas décontextualiser les actions menées par les Palestiniens contre les autorités israéliennes de décennies d’occupation brutale et illégale. De même, nous ne pouvons pas comprendre l’urgence exprimée par les Ukrainiens sans comprendre le très long héritage de l’impérialisme et du colonialisme russes.
L’Ukraine n’est ni la Palestine ni le mouvement BLM, mais la Palestine et BLM ne sont pas non plus deux choses identiques. Nous avons peu de difficulté à reconnaître le fait que l’héritage de l’esclavage et de Jim Crow aux États-Unis n’est pas le même que l’héritage du colonialisme de peuplement en Israël-Palestine, mais nous constatons néanmoins des efforts de solidarité entre ces deux causes.
Imaginez qu’au lieu de condamner spontanément l’oppression dans ces deux contextes et de soutenir la résistance qui s’y oppose, nous assistions à des débats entre militants de gauche occidentaux sur la question de savoir si les Palestiniens ont le droit de se défendre, ou si la résistance des Noirs à la suprématie blanche et à l’État carcéral aux États-Unis devrait être soutenue ou non.
Voilà pourtant à quoi ressemble la réponse de la gauche occidentale à la résistance ukrainienne au cours des deux derniers mois, vue depuis les pays post-soviétiques.
Dans cette situation, il n’est pas possible de considérer qu’il y a deux parties égales. Il n’y a pas d’équivalent ukrainien aux massacres perpétrés par la Russie. Il n’y a pas non plus d’équivalent ukrainien à l’enlèvement par la Russie de plus d’un million d’Ukrainiens en l’espace de deux mois.
Sans une position de principe donnant la priorité au droit de toutes et tous à vivre libéré-e-s de l’oppression, nous nous rendons au mieux inutiles, au pire complices de la normalisation des pratiques autoritaires.
Poutine doit perdre en Ukraine, parce que les Ukrainiens refusent d’être effacés par l’impérialisme russe. Si nous sommes incapables de les soutenir réellement, il sera inutile d’attendre de la solidarité contre les fascistes auxquels nous sommes nous-mêmes confrontés.
Traduction par Alminaء
Image de couverture par Christina Atik, utilisée avec autorisation